Par Antoine de Baecque (Historien) 06/02/2008
Antoine de Baecque poursuit son exploration de la "panne culturelle"
de la France sous Nicolas Sarkozy.
Régulièrement, la culture française entre en crise, se replace au centre des discussions, des polémiques, du débat d’opinion, et encourage les réflexions, propositions et contre-propositions. La politique culturelle se fait alors genre éditorial et gagne ses galons de sujet crucial pour cénacles du verbe. Il ne se passe guère de semaine qui ne voit paraître un article, un texte, un appel, une pétition, même un livre, ayant pour objet les politiques
culturelles, ce qu’elles furent et ne parviennent plus à être, ce qu’elles sont et ce qu’elles devraient être.
Deux grandes idées structurent généralement ces critiques et ces rêves. La démocratisation de la culture, d’une part, qui devrait autoriser l’accès de tous aux choses de l’esprit; la valeur absolue de la création, d’autre part, puisqu’il s’agit là, sans doute, de la forme majeure de l’héroïsme contemporain, d’une "religion moderne". La crise vire en général assez rapidement à la grande messe culturelle, célébrée en France avec une emphase certaine: on oublie la crise initiale, celle qui a tout déclenché, pour mieux réaffirmer périodiquement, haut et fort, que la culture est comme le lien suprême de la nation, ce qui ferait tenir ensemble des citoyens divisés, des minorités multiples et complexes, des traditions largement contradictoires, et cela depuis des décennies, voire des siècles.
Tous les citoyens, ici, pourraient se reconnaître en une idée maîtresse: la France est la patrie de la culture; être Français, c’est partager la conviction que la culture nous rend meilleur. En un mot, la culture provoque un débat en France car elle est ici considérée comme l’enjeu majeur d’une politique possible, et même obligée.
Or, il semble désormais en aller tout autrement en ces temps nouveaux du sarkozysme.
Certes, la politique culturelle est toujours en crise. Mais ce n’est plus pour mieux réaffirmer sa nécessité et tenter de trouver une autre manière de la pratiquer, d’autres domaines sur lesquels placer la priorité des investissements et des attentions de la politique d’intervention de l’Etat. Aujourd’hui la crise traduit une autre réalité: elle révèle surtout que la politique culturelle est en train d’être sacrifiée au nom d’autres valeurs, au nom d’autres priorités. Celles-ci s’appellent: obligation de résultat, rentabilité, performance économique.
Début janvier, le gouvernement a rendu public un projet de notation trimestrielle des ministères et de leur titulaire qui, dans le cas du ministre de la culture, serait absolument suicidaire: seize critères qui vont de l’évolution de la fréquentation des musées à la part de marché des films français sur le territoire national, ou au nombre de fichiers audio ou vidéo piratés.
Si un ministre de la culture voulait être “performant” dans ce cadre-là, ce serait un appel permanent à la démagogie et au pouvoir de la mode, du prime time, du best-seller et du film qui marche. C’est-à-dire une révision complète des priorités de la politique culturelle telle qu’elle existe en France depuis plus d’un demi-siècle: prix unique du livre, subventions aux théâtres publics où l’on ne joue pas précisément la dernière pièce à succès d’un boulevardier en vogue, avances sur recettes prioritairement données à des films sélectionnés sur des critères de "qualité" et non de rentabilité forcenée, etc.
L’autre projet sarkozyen de l’action publique, l’un des plus importants du quinquennat, va lui aussi dans le sens de la performance et de ses effets pervers concernant toute politique culturelle. Il s’agit de la RGPP, la "révision générale des politiques publiques", annoncé par le Premier ministre en juillet dernier et piloté conjointement par l’Elysée et Matignon. Cette politique vise au retour à l’équilibre des finances publiques à l’horizon 2010-2012, à l’amélioration de la performance de la dépense publique et à une réduction conséquente du nombre des fonctionnaires.
De fait, il s’agit d’imposer une autre "culture", celle du résultat, au coeur de la politique publique, projet inspiré par le modèle de l’entreprise libérale et de son efficacité économique, qui est, on le sait, au centre des références et de la philosophie du discours de Nicolas Sarkozy. Concernant la culture, cette mutation est lourde de conséquences. On peut même prévoir non seulement une panne culturelle mais plus encore une "catastrophe culturelle" d’ici à quelques années de ce régime-là.
Il s’agit d’une mutation d’importance, qui va bouleverser la vie culturelle française. La culture et sa politique publique ont toujours été préservées sous la droite de gouvernement, et même longtemps initiées par cette droite: la création du ministère est une volonté purement gaullienne, en février 1959, sous les auspices de l’"ami génial", André Malraux, cela au nom de la grandeur culturelle du pays, qu’il fallait préserver, encourager, puisqu’il s’agissait d’un des "domaines réservés" du souverain en France, cela depuis l’Ancien Régime et les rois de France.
Le souverain en France, qu’il règne sur une monarchie, dirige un empire ou préside une république, a toujours été le protecteur des arts et le diffuseur de la culture nationale, faisant de toute politique culturelle une affaire personnelle. Il nous paraissait naturel, dans le pays de l’Etat nation, que la puissance publique soit à la fois une providence et un mécène. Etat providence et Etat mécène sont les deux figures d’une même face, celle d’un Etat qui serait depuis toujours l’instituteur de la culture, son régent, son intendant et son dispensateur.
La politique culturelle est en France un devoir d’Etat, une de ses raisons d’être, au même titre que l’éducation, la défense du pays, la diplomatie, ou le droit de battre monnaie. Tout cela jusqu’à Jacques Chirac compris, qui, malgré l’impéritie grandissante et l’incapacité paralysante, s’accrochait à quelques grands projets culturels, dont le Musée du quai Branly fut, de fait, le seul à voir le jour.
Mais du moins cette croyance protégeait-elle l’idée même d’une politique culturelle contre l’obligation de résultat et l’exigence de performance (selon les critères de l’économie libérale).
Avec Nicolas Sarkozy, nous entrons dans une autre ère, il faut le savoir. D’ailleurs, aucun grand "projet culturel" n’a été annoncé (alors que celles-ci n’ont pas manqué), mis à part un très aléatoire et nébuleux "jardin des sculptures" sur le site de Billancourt. Cela est logique, puisque la culture comme aspiration commune, comme service public, comme "élévation des âmes" et révélation de soi, le nouveau président n’en a rien à fiche.
La culture ne fait plus trembler sa voix, et la politique culturelle lui paraît surtout l’occasion de dilapider l’argent des contribuables. Sur ce point, il faut se faire une raison: Sarkozy sera impitoyable, cynique, efficace. Sa seule culture est celle du résultat: il préférera toujours un film qui marche à un beau film, un livre qui se vend à un bon roman. Cela ne veut pas dire qu’il fera en sorte que les films qui marchent soient beaux ou que les romans lus soient bons, mais bien davantage qu’il est persuadé qu’est beau le film qui marche et qu’est bon le roman à succès, quels qu’ils soient. C’est le critère de rentabilité qui devient ici prioritaire, non celui de la qualité.
Et c’est ainsi que, tout comme la politique d’éducation ou de santé publique, la politique culturelle à la française ne résistera pas longtemps au rouleau compresseur des chiffres, de la statistique, et de ces notations qui s’annoncent.
Antoine de Baecque publie le 26 février: "Crises dans la culture française. Anatomie d’un échec", aux éditions Bayard.
(Texte reçu par e-mail)
mardi 12 février 2008
Sarkozy nous conduit à la "catastrophe culturelle"
Libellés : culture
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